Ah, samenzweringstheorieën! Altijd leerrijk en amusant om te lezen. Gedurende de afgelopen twee eeuwen is er een heuse subcultuur ontstaan waarbij alles - maar dan ook alles - wat in de wereld misliep was toe te schrijven aan de wereldwijde en a-historische samenzwering van vrijmetselaars. Of vrijmetselaars en joden. Of vrijmetselaars, joden en communisten. De antimaçonnieke lectuur hierover is erg uitgebreid, vooral dan in het Franse taalgebied. Gaande van abbé Barruel, via Eduard Drumont en Jean Marquès-Rivière tot Jacques Ploncard d'Assac is er een hele reeks van boeken verschenen waarin alle mogelijke bewijzen van dat wereldomspannend complot wordt weergegeven. Laat nu ook Philippe Ploncard d'Assac, zoon van Jacques, hier zijn bijdrage in leveren. Op internet circuleert er een lange opname van hem waarin hij een uitvoerig discours geeft over de achterliggende reden van het ontslag van paus Benedictus XVI. Dit ontslag gebeurde onder druk van de judeo-maçonnieke heersers van Italië. Laten we even in herinnering brengen dat Benedictus, als Joseph kardinaal Ratzinger, in 1983 de pen vasthield van de aanpassing van het Kerkelijk Wetboek. De bewuste passage uit de versie van 1917, die vrijmetselaars in de ban sloeg, werd evenwel afgezwakt - hoewel Ratzinger als hoofd van de Congregatie voor Geloofsleer de betekenis daarvan minimaliseerde. Wat Ploncard d'Assac betreft: tal van fragmenten zijn over hem en alle mogelijke complottheorieën op YouTube te vinden. Maar hieronder het fragment over de paus emeritus.
Trouwens, wat de betekenis van dit soort samenzweringen verwijs ik graag naar het opiniestuk van ULB-historicus Jean-Philippe Schreiber in de Franse krant Libération van 15 maart 2013. De hele tekst staat integraal hier beneden.
Nul ne s’étonnera qu’aujourd’hui comme hier, certains
s’évertuent à ne voir le cours du monde qu’au travers d’une grille de lecture
conspirationniste. Ce qui est neuf, en revanche, c’est que dans un monde
relativiste — le nôtre — où les modes de communication et les réseaux sociaux
nivellent les discours, où s’affirme l’idéologie du doute permanent, les
spéculations complotistes recueillent de plus en plus de succès parmi ceux qui
sont aveuglement prêts à se fier à des croyances simplificatrices.
Sans trop
savoir que ces élucubrations ont souvent plus de deux siècles… L’idée du
complot est en effet vieille comme la modernité et ressasse depuis la
Révolution française les mêmes théories, à peine actualisées.
«Dans cette
Révolution Française, tout, jusqu’à ses forfaits les plus épouvantables, tout a
été prévu, médité, combiné, résolu, statué ; tout a été […] amené par des
hommes qui avaient seuls le fil des conspirations longtemps ourdies dans les
sociétés secrètes, et qui ont su choisir et hâter les moments propices au
complot» : ainsi
s’exprimait, en 1798, l’abbé Augustin de Barruel.
Pensée
antimoderniste
Cette idée d’un
complot permanent marquera la pensée antimoderniste, de sorte que nombre de
discours conspirationnistes, jusqu’en ce début de XXIe siècle, ne sont en fin
de compte qu’une longue resucée de sa pensée. Barruel a constitué un véritable
bréviaire pour ceux qui ont développé l’imaginaire du complot, notamment par la
légende des Illuminés — la conspiration menée par des chefs invisibles afin de
manipuler les gouvernements et accaparer le pouvoir.
Ces délires
peuvent être balayés d’un revers de main, parce qu’ils ne sont après tout que
l’expression d’une vision magique du politique. Mais ce serait un peu court.
Les théories du complot permanent puisent aux mêmes sources, se nourrissent
depuis deux siècles de la même historiosophie, répondent à des mêmes schèmes
rhétoriques et offrent une explication des maux du monde qui structure maints
discours contemporains sur le réel.
L’Église
catholique, mise à mal par la modernité, a joué à la fin du XIXe siècle un rôle
capital de ce point de vue, préparant le terrain à la sécularisation de motifs
qui s’énonçaient pour l’essentiel sur un registre théologique ou apologétique,
contribuant à donner à la théorie du complot une force performative peu
ordinaire.
La
sécularisation du fantasme
L’idée du
complot est d’une puissance redoutable parce qu’elle mobilise les ressorts de
la pensée mythique — le mythe ayant précisément pour fonction de tout
expliquer. Elle relève du mythe aussi parce qu’elle suggère un dédoublement du
monde, la réalité apparente n’étant que le voile derrière lequel opèrerait un
autre monde, insaisissable, qui en fixerait les règles et serait le lieu
véritable du pouvoir.
Pierre-André
Taguieff a montré que le principal véhicule en fut les Protocoles des Sages de
Sion ; toutefois, l’Église catholique a concouru à entretenir ce mythe
politique d’une prétendue puissance cachée, trente ans avant la diffusion des
Protocoles. L’encyclique Humanum Genus de Léon XIII, fulminée en 1884,
s’inscrit au cœur de cette logique, lui offrant une formidable chambre d’écho :
la théorie de la conspiration, dans ses ressorts rhétoriques comme dans
l’argumentaire théologique, y est tout entière. Les conceptions qui seront
développées ultérieurement, nourrissant le mythe du complot mondial, relèveront
souvent de la sécularisation du fantasme papal d’une conspiration pour ainsi
dire ontologique.
Le Pape produit
dans Humanum Genus une historiosophie, une explication générale de
l’histoire : le complot est la clé de l’histoire universelle, une histoire
secrète mais paradoxalement transparente, celle de l’affrontement, au-delà de
l’histoire contingente, entre Dieu et le Démon. Humanum Genus développe
une vision anxiogène du monde, une pensée paranoïde qui généralise le soupçon.
Elle entend
offrir de l’intelligibilité, niant ce qui n’est pas intentionnel, parce que
tout s’expliquerait par une intention cachée et maligne. Cette intention ne
peut aux yeux de l’Eglise qu’être inspirée par le diable, et voit à l’œuvre des
entités abstraites, invisibles, insaisissables : le franc-maçon et le juif.
Cette idée d’un savoir caché, transmis à travers les siècles, évident et
pourtant invisible, n’est pas neuve. Elle a été alimentée par le romantisme
européen, qui n’a pas manqué de véhiculer la notion d’un mystère fondamental,
clé de lecture des événements du monde.
Un discours
anxiogène qui simplifie le réel
Les changements
sociaux accélérés ont désemparé les tenants de l’ordre traditionnel, lesquels
n’ont pu les imputer qu’à des causes extérieures, incapables qu’ils étaient
d’en comprendre les fondements, leur conception de l’histoire et de la société
étant manichéenne et providentielle.
Cette conception
suppose que le citoyen n’est jamais susceptible d’agir sur le cours des
événements : il en est ainsi de la Révolution, ou de la guerre, qui se seraient
accomplies sans aucune action de la société, mais n’ont pu être que le produit
d’une conspiration. Dans la forme, ce discours se révèle pleinement religieux,
pétri d’avertissements prophétiques et de rhétorique apocalyptique — la menace
est ontologique et l’enjeu sotériologique.
Ce discours
anxiogène simplifie le réel : les ennemis sont assimilés les uns aux autres,
l’amalgame visant à laisser supposer le caractère d’universalité de la
conspiration. Avec les années 1860, en faisant de la supposée coalition des
maçons et des juifs une instance intrinsèquement complotrice, ce discours a
redoutablement gagné en performance, peu de mythes ayant eu dans l’histoire une
efficacité symbolique aussi forte.
L’objectif :
dévoiler le vrai pouvoir caché derrière le pouvoir apparent. La thèse
barruélienne des Supérieurs inconnus, sanctionnée théologiquement par Humanum
Genus, procède de l’idée d’un gouvernement occulte, tirant les ficelles
politiques et économiques, œuvrant à confisquer le pouvoir : cette idée
traverse l’histoire des théories du complot.
Vide
idéologique
Elle implique
qu’une vision providentielle de l’histoire soit remplacée par celle d’un plan
réalisé par une minorité secrète. Au pouvoir traditionnel se substitue
progressivement celui d’une force sociale active, insaisissable, qui agit sur
le cours de l’histoire, comme l’explique Pierre-André Taguieff. C’est un double
mouvement complotiste : tout à la fois, il tente de subvertir le pouvoir, et il
est déjà dans le pouvoir ; il est le vrai pouvoir désormais — le gouvernement
invisible.
Le thème de la
prétention à la domination du monde s’incarnera surtout de manière tragique
entre 1920 et 1943, de manière moins subtile et plus politique aussi
qu’auparavant. Depuis, sa postérité était réduite au radicalisme politique,
d’extrême droite surtout, ou au fondamentalisme religieux — voire à la culture
populaire.
Pour enfin,
épuré de certains thèmes, être revivifié aujourd’hui par le vide idéologique et
le relativisme ambiants, tout autant que par la diffusion inusitée jusque ici
qu’offre désormais Internet — sortant des limbes de l’histoire les mythes
éculés des deux cents familles, des Sages de Sion, des Illuminés ou des
Supérieurs inconnus, et mobilisant une lecture de l’histoire et de la société
tragiquement simpliste.